Michelangelo Passaniti, ancien boxeur, et Lou de Laâge, petit ange déterminé, forment un tandem plutôt inattendu de joueurs d'échecs ultra-combattifs. Enfermés dans un monde déconnecté, ils ne sont que combinaisons et damiers, leurs esprits étant complètement obnubilés par la victoire. Elodie Namer s'invite dans leurs cerveaux fous dans Le Tournoi, teen-movie d'un nouveau genre.
Sortir à Paris : Est-ce que vous pouvez nous parler de votre découverte du monde des échecs ?
Elodie Namer : J'ai rencontré par hasard des joueurs d'échecs. Je leur ai demandé ce qu'ils faisaient dans la vie, et ils m'ont dit : "On joue". J'ai trouvé ça dingue comme réponse, je me suis dit que ce n'était pas un métier, puis j'ai découvert que si, c'était un métier. C'est même un mode de vie, un monde, un peuple, une tribu dont je ne soupçonnais pas l'existence. Une tribu nomade, un monde parallèle. En plus des échecs, ils passent leur vie à jouer à toutes sortes de jeux. J'ai découvert un peuple fascinant par leur intelligence, puisqu'ils arrivent à faire des choses quasiment surnaturelles (comme jouer avec les yeux bandés contre 10 personnes), et fascinant par leur mode de vie, ils passent d'hôtel en hôtel, font le tour du monde sans jamais sortir, passant de tournoi en tournoi. Ils font des fêtes grandioses, ils parient sur tout, tout le temps. J'ai découvert des guerriers : les échecs ne sont pas pour les intellos mais pour les geeks, c'est un sport mental. Comme de la boxe mentale. J'ai été fascinée : je me suis dit que j'allais écrire sur le sujet. C'était un monde qui m'était complètement étranger, je ne savais pas comment jouer, mais quand on écrit, il faut écrire sur des choses que l'on connait ; donc je me suis enfermée chez moi pendant six mois, j'ai appris à jouer sur internet. J'ai commencé à aller disputer des tournois où j'ai pu approcher de grands maîtres. Je leur ai expliqué ma démarche et je pense qu'ils ont été touchés par mon intérêt pour le jeu. Ils m'ont acceptée et j'ai été en immersion avec eux pendant un an et demi. J'ai vécu avec eux, j'étais dans les hôtels avec eux, j'ai vécu leur vie, j'ai appris leur langage, leurs superstitions, ils m'ont ouvert leur intimité.
Sortir à Paris : Oui, le film a un aspect documentaire très intéressant. Vous parliez de boxe : l'acteur principal est un joueur de boxe...
Elodie Namer : Oui, justement, comme j'ai découvert que c'était de la boxe mentale, je voulais un boxeur. Je ne voulais pas un intello tout fluet, je voulais un taureau, qui puisse être combattant et très émouvant. C'est ce que j'ai trouvé chez Michelangelo (Passaniti - ndlr).
Sortir à Paris : Et pour le choix de Lou de Laâge ?
Elodie Namer : J'aime bien quand la personnalité d'un personnage contraste avec son physique. Lou a quelque chose de très intéressant : elle a un physique très doux, très angélique, très féminin, mais quand elle est venue passer les essais, j'ai découvert une guerrière. Une combattante, quelqu'un qui pouvait être assez âpre : ça contrastait vraiment avec son physique de jeune première, j'ai adoré ça. Elle est aussi tombée amoureuse du rôle de cette femme qui se bat pour exister dans un monde d'hommes.
Sortir à Paris : Son rôle est ambigu, on ne sait jamais si elle (petite amie de Cal) va enfoncer ou sortir Cal de son monde d'échecs...
Elodie Namer : Oui, Lou est un personnage important à plusieurs niveaux. Déjà, je voulais un contrepoint, parce que lui s'en sort, il arrive à trouver sa voie, mais je ne voulais pas que tout se finisse bien, il fallait un personnage qui n'y arrive pas. Lou est complexe car elle vit dans un monde machiste. Elle joue depuis 20 ans, et ça fait 20 ans qu'elle se bat contre les clichés sexistes, contre la misogynie ambiante qui est très présente dans le milieu des échecs. C'est quelqu'un qui s'est construit une carapace très forte, et elle a raison, car elle représente vraiment un objet sexuel pour les autres qui ne la considère pas pour ce qu'elle est. Même pour Cal, son petit ami est particulièrement macho et ne la considère pas d'un point de vue de joueur d'échecs. Elle ne peut pas baisser les armes : ils sont tous les deux dans leurs problématiques. Lui dans la performance, programmé pour gagner, elle à se protéger contre ce monde et ces hommes qui ne la respectent pas. Alors au lieu de se prendre dans les bras et d'avoir un rapport de tendresse, ils sont dans un rapport de combat, de rivalité perpétuelle, puisque tous les deux crèvent de peur de perdre le pouvoir devant l'autre. Ça les bouffe et ça les empêche de vivre leur histoire. Donc oui, c'est un personnage complexe : elle a envie de vivre avec lui mais elle ne peut pas baisser les armes.
Sortir à Paris : Pour parler un peu de l'univers visuel : les premières images sont très symétriques puis de moins en moins, elles deviennent bancales. J'aime assez cette idée de construire une image-maison, où on est dans la tête du personnage principal ; est-ce pour cela que vous avez choisi de faire un huis clos ?
Elodie Namer : Absolument : l'hôtel est la tête du personnage. Cal est tellement cérébral, il est coincé dans sa tête, il n'est pas du tout connecté avec ses émotions, avec ses sens ; c'est un robot programmé pour gagner. Au début, il est très droit, très symétrique. Il mange un truc dégueulasse sans s'en rendre compte, il fait l'amour avec sa copine sans aucun plaisir, il ne se connecte pas avec les gens. Puis le gamin (un adversaire très jeune qui rend Cal fou - ndlr) va le déstabiliser, va déstabiliser sa vie très carrée, très construite. L'idée était que la mise en scène épouse ce vertige : il perd pied, ses sens se développent, il ne comprend pas ce qui lui arrive. L'idée était de l'accompagner, même dans la musique, qui au début est très électro, très robotique, puis petit à petit plus organique avec des cordes, des pianos. L'enjeu est qu'il arrive à sortir de l'hôtel, de sa tête.
Sortir à Paris : Pourquoi avoir choisi une image presque monochromatique, rouge ?
Elodie Namer : En fait ce n'est pas monochromatique, c'est bichromatique.
Sortir à Paris : Oui, c'est rouge et bleu ?
Elodie Namer : Oui. Le film est un conte, pas un documentaire. Je voulais une lumière de fantasme. Ma référence était la lumière d'Eyes Wide Shut de Kubrick où il y a toujours une image bleue et orange. Une image chaude et froide : c'est ce que nous avons cherché avec Julien Poupard (directeur de la photographie - ndlr), recréer ce contraste. Le rouge, quand Cal angoisse, prend plus de place. On sort du conte enfantin et on bascule dans quelque chose de cauchemardesque.
Sortir à Paris : Et comment avez-vous travaillé avec les acteurs ? Y a-t-il eu une part d'improvisation ?
Elodie Namer : Non, le texte était très écrit, on avait seulement 29 jours de tournage. Une scène est une fausse improvisation : la scène entre Lou et Cal sur le féminisme. Là, je voulais que ce soit leurs mots. Je leur ai demandé de travailler leurs arguments chacun dans leur coin. Après, on s'est réuni chez moi, puis ils se sont engueulés devant moi. J'ai pris leur mots et réécrit la scène en fonction d'eux. Lou était sincère, Michelangelo a travaillé dans la mauvaise foi la plus totale. Il a joué avec ça. Son jeu était de la coincer, de la mettre en difficulté.
Sortir à Paris : Une dernière question pour les lecteurs de Sortir à Paris, quel est votre endroit préféré à Paris ?
Elodie Namer : Il y a un bar qui s'appelle l'Area, vers Bastille, qui est tenu par Edouard. C'est un bar et restaurant libanais. Le vendredi soir, il y a des soirées poker et échecs. Il y a plein de joueurs qui se réunissent et qui jouent au poker, aux échecs, au tarot... Ce qu'il y a de bien dans le monde des joueurs, c'est qu'on peut rencontrer un enfant, un clochard, un milliardaire... C'est le jeu qui les réunit. Il n'y a plus de différences sociales. On peut rencontrer des acteurs connus, des gens très pauvres, des jeunes, des vieux... C'est très agréable !
Informations pratiques :
Le Tournoi
En salles le 29 avril 2015
L'area, 10 rue Tournelles, Paris 4ème