SAP : Operación E, c'est bien plus qu'un film, c'est un parti pris. Vous défendez le témoignage d'un homme accusé d'enlèvement. Comment fait-on pour endosser une telle responsabilité lorsqu'on est acteur ? Et comment déléguer cette même responsabilité lorsqu'on est réalisateur ?
Luis Tosar : Il faut être un peu inconscient et je l'ai été lorsque j'ai accepté le rôle de Crisanto, c'était une intuition, une réponse émotionnelle. Il m'a semblé qu'il était nécessaire de raconter cette histoire. C'est important de raconter l'histoire des victimes, on en parle peu. On raconte les histoires des conflits armés d'un point de vue militaire ou politique, rarement du point de vue de leurs victimes. Lorsque j'ai pris cette décision, je n'ai pas mesuré les implications.
Miguel Courtois : Basiquement, on avait besoin d'un acteur espagnol puisque c'est un film espagnol qui raconte une histoire colombienne. Même si au fond l'histoires est universelle, on ne pouvait pas le faire avec un acteur français. Il se trouve aussi que c'est l'Espagne qui l'a financé aux 3/4, il était donc logique d'avoir un acteur espagnol. La chance qu'on a eu, c'est d'avoir le meilleur d'entre eux. Ça a aussi aidé à la crédibilité du film qui n'a pas été facile à monter ni à financer. Quand on a un acteur de ce calibre qui s'engage, c'est difficile ne pas y aller !
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SAP/ C'est difficile d'être juste lorsqu'on raconte une histoire basée sur des faits réels alors que l'histoire même n'est pas encore terminée ?
LT : Pour Operación E, l'histoire était déjà terminée, en tous cas la partie de l'histoire que nous avions choisi de raconter. Mais ce qui est en train de se passer maintenant pourrait presque faire l'objet d'un autre film. Aujourd'hui que Crisanto est sorti de prison, il est menacé de mort, il est sous la protection de l'Etat et il est en train de faire reconnaître son statut de victime. Mais lorsque l'on a terminé le tournage, il était encore en prison. Nous ne savions pas ce qui allait en résulter. Le film était un pari sur lui et le gouvernement colombien a fini par nous donner raison. Il a été libéré.
MC : Au moment où le film se tourne, Crisanto est effectivement en prison. Nous, on a pris le parti de raconter cette histoire-là, l'histoire d'une innocente victime devenue un héros. Evidemment, on aurait aussi pu se tromper et se rendre compte à un moment qu'on avait raconté l'histoire d'un kidnappeur, d'un trafiquant de drogue. Mais en fait, c'est la justice colombienne qui nous a donné raison, qui a donné raison à la thèse que défend le film.
SAP/ On peut se demander pourquoi cela a nécessité autant de temps au gouvernement pour aboutir aux même conclusions que les vôtres finalement ?
MC : Ça n'est surement pas un hasard. Quand une équipe de tournage européenne vient traiter d'un sujet et que, comme par hasard, les juges reprennent le dossier et très vite décident que finalement il était innocent. J'ai bouclé le montage avec une fin qui était " Crisanto croupi en prison " et puis il se trouve que lorsqu'on a eu terminé, on a du refaire le carton puisqu'entre temps il a été libéré, ce qui était une très grande nouvelle. D'ailleurs, la semaine prochaine, il va venir à Madrid faire la promotion du film avec nous.
SAP/ On imagine aisément qu'il y a eu des doutes, des pressions, des difficultés, à vouloir raconter cette histoire. De la part des FARC, du gouvernement, peut-être même de la mère d'Emmanuel, Clara Rojas ?
LT : Inévitablement il y a des moments où tu doutes des faits tels que les raconte Crisanto. Mais ils se dissipent vite lorsque tu sais qu'un paysan colombien n'a pas le choix. Ce qu'il fait, il le fait par obligation. Qu'il ait, à un moment donné, trouvé un quelconque intérêt à prendre soin de l'enfant qui aurait pu améliorer sa condition face aux FARC, peut-être. Mais de toutes façons, il n'avait pas d'autre option que d'accepter, il n'avait pas d'autre choix que d'obéir.
Quant à Clara Rojas, elle s'est opposée au projet. Elle soutient que Crisanto est le ravisseur d'Emmanuel. Je peux comprendre sa position mais je crois qu'elle a été très intransigeante au moment de dialoguer. Crisanto lui a proposé à de nombreuses reprises de parler avec lui, elle a toujours refusé. Peut-être qu'elle changera d'opinion maintenant qu'il a été libéré par le gouvernement.
Pour ce qui est de l'armée et du gouvernement il a été difficile de collaborer et bien qu'il s'agisse d'un sujet complexe, on a finalement obtenu les autorisations nécessaires.
MC : S'il faut dire les choses avec sincérité, la plus grande pression que l'on a sur ce genre de sujets, c'est une pression économique. L'industrie du cinéma est très peureuse pour investir lorsqu'il s'agit de films qui ne sont pas des comédies avec des vedettes. Après, notre satisfaction provient des gens qui vont aimer le film. Quand j'ai fait GAL par exemple en Espagne, alors que le gouvernement socialiste venait de gagner les élections, il n'avait pas du tout envie qu'on rappelle que ses prédécesseurs avaient organisé un complot terroriste d'Etat. Finalement, c'est dans une démocratie soit disant exemplaire qu'on a eu les pressions les plus fortes. Et puis je pense que la démerde pour essayer de s'en sortir quand on est dans une obligation de survie, c'est un thème universel, ce n'est pas uniquement colombien. La misère, la guerre, les victimes qui paient la facture de tout cela. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est de raconter des histoires que les gens ne connaîtraient pas sans ça. El Lobo c'est pareil que Crisanto dans Operación E : un type anonyme qui au sacrifice de sa vie fait un truc héroïque. Mais je ne passerai pas trois ans de ma vie à raconter l'histoire d'un salaud, d'un dictateur ou d'un assassin. En revanche raconter qu'Uribe et Chavez ont été au bord de la guerre et ont utilisé un événement dont ils n'avaient dans le fond aucune connaissance, les citoyens du monde entier doivent savoir que c'est comme ça que fonctionne le monde.
SAP / Vous voir Luis dans un registre un peu plus léger, ce serait possible ? Maintenant qu'Operación E est terminé, vous avez de nouveaux projets Miguel ?
LT : Ça a déjà été fait mais je ne sais pas pourquoi on ne s'en rappelle pas. Il y a eu ce très bon film de Joaquín Oristrellet, Inconscientes et cet été j'ai tourné dans Que Pena tu familia, une comédie chilienne.
MC : Oui je suis en train de travailler sur de nouveaux projets mais le problème c'est que c'est toujours pareil quand on part dans ce cinéma-là, et de temps en temps on céderait bien à la tentation de faire des choses plus faciles...