Scène de guérilla urbaine en plein Paris. Non loin de la place de la bataille de Stalingrad, plus communément appelée "Stalincrack" par les riverains et les Parisiens avertis, des tirs de mortiers ont été lancés dans la nuit du vendredi 30 avril au samedi 1er mai, puis la nuit suivante. À l'origine des projectiles de mortier d'artifice, des habitants du quartier excédés par les nuisances perpétuelles des consommateurs et vendeurs de crack. Depuis plusieurs années, le trafic de la cocaïne du pauvre ravage les camés du nord de Paris, et s'expose aujourd'hui à ciel ouvert dans les environs de l'avenue de Flandre, aux yeux et sus de tous.
Comment en est-on arrivé là ? "Ça fait un an qu'on dit qu'il va y avoir un drame", précise Sébastien*, un résidant du quartier. "Il y a d'abord eu le démantèlement de la colline du crack", poursuit-il. L'extinction de l'ancien campement du trafic de drogue, situé près de la porte de la Chapelle dans le nord de Paris, a eu des conséquences désastreuses sur l'écosystème résidentiel du quartier Riquet Stalingrad. Bien conscient du drame qui se profile, le millefeuille administratif s'est pourtant essayé à résoudre le problème. "Il faut savoir qu'en 2019, il y a eu un 'Plan Crack' qui a été voté par un casting fou ; la mairie de Paris, les ARS (Agence régionale de santé), la préfecture de police, l'État. Le casting était vraiment bien sauf qu'ils ne s'entendent pas ensemble, ce qui fait que chacun rejette la faute sur l'autre. Ça a couté quand même plus de 9 millions d'euros", se souvient le citadin informé. "Le week-end dernier, on a franchi un cap. Il faut qu'on parle du monstre que les pouvoirs politiques et publics ont laissé s'installer, qui est le fléau du crack en plein Paris !", dénonce-t-il.
Avec désormais comme point de repère incontournable, la place Stalingrad, située dans le 19e arrondissement de Paris. D'abord sur l'axe principal de l'avenue de Flandre, puis au détour des chemins adjacents, "tout se concentre sur trois rues", nous explique le Parisien. A priori bucoliques, les quais du canal de l'Ourcq n'ont plus rien à voir avec le décor d'une carte postale parisienne. Sous le pseudonyme "Stalingrave", ce citoyen engagé publie vidéos, photos et témoignages accablants de la vie quotidienne "ultra violente" des résidants du coin. Et il est loin d'être le seul. Snejana, une locataire de 74 ans résidant au 1er étage d'un HLM de l'avenue gangrénée, envoie régulièrement du contenu à Collectif 19 anti Crack, un collectif militant pour la défense des habitants. La scène terrifiante du week-end dernier reste en mémoire. "Les projectiles sont passés juste devant moi. J'ai eu tellement peur, j'ai tout de suite filmé" dépeint la retraitée. D'autres collectifs comme Action Stalingrad, ou Paris Nord-Est crack n'ont de cesse d'alarmer sur les réseaux et dans les conseils municipaux au sujet d'une situation devenue totalement ingérable. Autant pour les autorités, les habitants, que pour les consommateurs, premières victimes de l'engrenage "stalincrackien".
Au pied de l'immeuble de la Caisse régionale d'assurance maladie d'Île-de-France (CRAMIF), à l'endroit même où les premiers tirs de mortiers ont été filmés, Moussa*, livreur sénégalais de 26 ans, témoigne à demi-mot. Pipe à crack dans une main, briquet dans l'autre, l'inhalation délirante délie sa langue. "On ne sait plus qui on est, ce qu'on fait. On fume pour oublier", confesse-t-il. "Tout le monde fume (du crack) ici, tu n'as rien à faire là si tu ne fumes pas. C'est sérieux, une fois que tu as goûté tu ne peux plus y échapper" regrette le jeune homme. Comment a-t-il plongé dans l'addiction ? "La première fois que je suis venu à Stalingrad, c'était il y a un an, je crois. Je n'avais jamais gouté (de crack) de ma vie. Je préférais fumer du shit (résine de cannabis). Je n'avais pas de logement et je cherchais où dormir. Je me suis assis juste là (il pointe du doigt la Rotonde de Stalingrad), et là il y a un gars assis à côté qui me parle. Je vous jure, direct il m'a donné un caillou, gratos, comme ça !", s'exclame-t-il. Depuis, Moussa vient quasiment tous les soirs. "Juste après mon 'shift' je viens, je vois les amis", explique le livreur à vélo.
Face aux consommateurs et revendeurs dans la rue, les riverains désespèrent. Madame Larbi, locataire d'un appartement au troisième étage du 5 de la rue du Maroc, veut à tout prix prévenir les pouvoirs publics de l'urgence. "On est quelques-uns dans l'immeuble à vouloir agir, on en a tellement marre. Maintenant on a décidé de faire des 'sit-in' (manifestation non violente) au pied de notre immeuble, tous les soirs à partir de 22h. C'est un cauchemar, personne ne nous aide. On veut tous quitter le quartier, ce n'est plus possible. J'ai des enfants, je ne veux plus qu'ils voient tout ça", témoigne-t-elle, à bout de souffle. "On subit l'insupportable depuis le mois de janvier" appuie Snejana. "On en est arrivé à une extrémité où il a fallu tirer sur des gens au mortier pour qu'au niveau national et municipal on ne nous considère pas comme des riverains de seconde zone", poursuit Sébastien, qui loge au-dessus du cinéma Mk2 sur le canal de l'Ourcq. "Mais là je trouve ça dramatique : on va virer ces gens, d'accord, mais ils vont aller où ensuite ?" s'interroge-t-il.
Déplacés, relogés, les toxicomanes demeurent esseulés sur le pavé de "Stalincrack". "Même les consommateurs ont conscience qu'on les canalise à Stalingrad et qu'ils ne peuvent pas bouger", poursuit celui qui s'est donné comme mission de "défendre le quartier, dans le sens alerter". "Je me suis vraiment intégré avec les consommateurs, je les ai fréquentés pour connaître leur histoire. Oui il y en a beaucoup qui sont SDF, mais la plupart ont un travail, un logement, une femme, des enfants. J'ai même fait une soirée avec un avocat au barreau de Paris à Stalingrad ! C'est hallucinant, il y a un Uber Eats du crack sous nos fenêtres. Il ne faut pas qu'on accepte de devenir la poubelle de Paris" s'offusque l’intéressé.
Quand il demande aux consommateurs qui ont fini par lui accorder leur confiance ce qu'ils auraient fait à la place des riverains, "tout le monde m'a répondu d'une seule et même voix : 'mais nous on aurait fait pire, on aurait pris un flingue et on aurait tiré sur les gens'" rapporte le citoyen. Des situations qui n'ont rien d'extraordinaire. "L'année dernière j'ai désarmé un riverain qui est sorti avec un 11.35 (calibre d’un pistolet) armé et chargé, j'ai mis 3 heures de négociation à le calmer. On est passé à côté d'un drame. Mais est-ce que ça aurait suffi à faire bouger les choses ? Je ne crois pas", déplore-t-il.
En face, les pouvoirs publics peinent à éradiquer définitivement le mal qui ronge le nord-est de Paname. "Mais tout ça, c'est un serpent qui se mord la queue. Je suis pour la répression des 'modous' (surnom des dealers de crack), on les connait, ce sont toujours les mêmes. Quand les CRS ou les policiers viennent avec les gazeuses à la main, ils se décalent juste de 5 mètres ! Et ensuite ils dealent devant les CRS. Et puis quand on parle avec les policiers, ils nous disent que les 'modous' c'est pas intéressant parce qu'il n'y a que 10 ou 15 galettes sur eux. Sauf qu'ils en vendent chacun 10 par heure" poursuit l'internaute. "Monsieur Dagnaud (maire du 19e) se réfugiait souvent derrière le fait qu'il n'y avait pas assez d'effectifs de police. Pourtant, et ça je le sais de source policière, il n'y a jamais eu autant d'effectifs de police sur la place Stalingrad depuis un an ! Ils font un travail formidable, mais ça ne peut pas être que de la répression, il faut aussi penser à l'accompagnement", martèle-t-il.
Avec la mairie de Paris, la défiance s'est elle aussi installée, pas à pas. "Il y avait une petite musique qui courait un peu dans les couloirs de la mairie de Paris, qui disait que ça arrangeait tout le monde que tout ça soit concentré à Stalingrad. Comme ça on savait où était le noyau dur du problème, c'était concentré que sur un seul arrondissement. Je ne pense pas qu'on accepterait cela dans le 16e ou même le 15e. Je ne peux pas me dire que la mairie de Paris n'est pas compétente là-dessus. De l'incompétence comme ça ce n'est pas possible. Ils sont au courant de tout, mais ils ne font rien", explique-t-il.
Décalage
Du moins ils ne font pas assez. Les solutions mises en place par les services municipaux lui semblent en décalage avec les besoins des consommateurs en détresse. "La seule action concrète que Monsieur Dagnaud est content de citer c'est qu'il y a eu 440 places de logement en accompagnement qui ont été créées. Seulement moi je sais de source sûre qu'il y a 40 à 60% de ces logements qui ne sont pas occupés. J'en veux pour preuve qu'il y a un mois, un consommateur de crack est décédé dans sa tente devant le Mk2. Il possédait un logement dans lequel il n'allait pas. Le vrai problème, c'est qu'il n'y a pas de suivi. Ceux qui se complaisent dans cette défonce n'acceptent pas d'avoir des horaires de sortie et d'entrée comme dans un internat" affirme le riverain.
Et l'option d'une "salle de shoot", sur le même modèle que celle installée devant l'hôpital Lariboisière à proximité de la gare du Nord ? "Nous une salle de consommation ça nous servirait à rien ! La salle de consommation c'est un truc d'injection, pour les mecs qui prennent de l'héro (héroïne). Nous quand on fume, ça nous excite, ça nous énerve. Eux quand ils se piquent, ça les calme", explique Moussa. "Imaginez dans une salle des gens enfermés qui fument du crack... Ça va partir en violence ! Il y en a déjà tellement sur les quais du canal" poursuit 'Stalingrave'. "Eux ils préfèrent qu'il y ait des maraudes, les associations font un travail formidable. Mais elles ne sont pas suffisantes. Et puis ils ont des horaires de bureaux, c'est du 9h-17h. Alors que tout le monde est dehors à 17h30, c'est réglé comme une horloge suisse. De nos fenêtres, dès 18h, on voit les premiers dealers arriver, ensuite les consommateurs". Un jour sans fin. "Stalingrad, c'est un peu l'école de la vie. Pourquoi n'y a-t-il pas un poste de police sur place ?", laisse entendre Sébastien. Il prévoit d'ailleurs dans les prochaines semaines de sortir un documentaire réalisé par ses soins, intitulé "Stalincrack".
*Les prénoms des personnes citées ont été modifiés.